míriam ruisseau
n°2 •
Aujourd’hui suis allée voir la mer. Pourquoi faire direz-vous,
la mer est partout et en nous il suffit de fermer les yeux.
Mais, à la Poste, attendant son tour, un chat bleu d’ombre
m’a frôlée, me poussant vers le marché.
Vous étiez là, derrière chaque étal miraculeux,
à vous marrer avec le premier merlan venu.
Et les sons bigarrés ont bondi sur les murs, j’ai eu peur de m’y cogner,
que mes larmes s’en mêlent, et vous énervent.
Il faut dire que le vent pique et me pousse vers le large.
Tous ces poissons quand même à la fin c’est obscène ;
avec vous même la pêche est une ode à l’amour,
tout est prétexte au rire et aux éclats de vie, mais là dans ces filets,
je ne discerne aujourd’hui que les cris des mains épuisées tendues
abîmées, que les tripes révulsées de l’avenir en ruines,
je vois une chaussure une épaule un enfant.
Les marins sont perdus et les timbres incollables.
Ah ! J’ai les écailles qui saignent.
Je cherche l’hôtel, celui de tous les retours et des impossibles marées,
me perds dans les ruelles, j’invente des souvenirs, des balades à dos de baleine.
n°3 •
Je m’écris de Tanger, puisque vous n’ouvrirez plus mon courrier. Cela ne change rien c’est vrai car je ne vous ai jamais écrit. Ou peut-être si, de Londres, en 1980, mais en vidant la maison l’autre jour je n’ai pas trouvé mes missives. Peut-être les avez-vous jetées, peut-être ne les ai-je écrites qu’en rêve.
Ma « lettre au père » a bien été rédigée, jamais envoyée, de cela je suis sûre. Déchirée.
Trop peur de ne jamais recevoir de réponse et d’en être humiliée.
Pas sûre que ce soit la bonne raison.
Ce soir c’est Noël, vous savez ce truc qui fait briller les yeux des enfants, quand ils se sentent aimés.
Ce truc formaté pour nous rendre nostalgiques de souvenirs inventés.
Café Hafa ce matin. Un thé à la menthe pour se mêler aux bleus.
Je ne voulais pas penser à vous mais tous ces hommes qui me regardent m’empêchent de lire, alors mon esprit s’évade vers la mer, s’approche de l’Espagne puis finit par me revenir, direct en pleines tripes.
Le salaud. C’est bien ma veine : je me réjouissais de la pleine lune à venir, je me réjouissais de la caresse qu’elle déposerait sur le grand arbre qui lui-même m’en ferait cadeau, je me réjouissais de ce lointain si proche, de l’appel du muezzin qui fatiguerait Jésus, mais le Noël musulman cette année tombe en même temps que le nôtre. Merde, double peine. Où faut-il que je crèche pour quitter les absents.
Et puis l’Américaine a débarqué. Claire Bird. Ma parole, sans la coupe de cheveux je l’aurais prise pour Jane B. Vous savez ce genre de grande bringue sympathique qui habite n’importe quel espace pour en faire un décor. Elle m’a repérée tout de suite, of course, je sortais tout juste de ma grotte ; impossible de m’éjecter des mailles. Elle m’a crue Espagnole, bon d’accord, on était bien, là, à se parler spanglish.
Elle brandit son appareil (le mien était resté au fond du filet).
« May I? You look like Charlotte Rampling! » Et la voilà qui me mitraille.
Ces jeunes gens quelle arrogance. Pourtant elle me plaît, je me laisse faire.
Je pense à vous qui ne m’avez jamais photographiée. J’ai retrouvé une seule photo.
Je veux dire deux photos : l’une où je suis avec l’un ; l’autre où je suis avec l’autre.
Sur celle où je suis avec l’un j’ai déjà peur.
Sur celle où je suis avec l’autre je ne sais pas ce qu’est la peur, je n’ai pas encore les mots.
C’était quand le dernier Noël ensemble ? Au moins quatre décennies. Dans votre maison la boîte
aux lettres déborde, le facteur ne sait pas encore que vous avez rejoint les ombres.
Bon. La belle Américaine me met un foulard sur la tête, une idée à la con, heureusement qu’il a des pois, me voilà ridicule et flamenca, manque plus que la guirlande je garde mes épines.
Ô mon beau sapin mon palmier mon amour, mes souliers sont vides et usés, je voudrais dormir.
J’ai 100 ans sur sa photo, non : 165, c’est à dire 82 + 83 —presque l’âge de Nicéphore— vos deux morts sont dans l’âtre et le champagne attend.
n°4 •
Eh non. Je ne suis pas à Tanger.
L’avion est parti sans moi, mes valises aussi. Je suis nue et légère, je sillonne les jardins où
je vois les hommes voler. Je n’avais pas rêvé l’Asie comme ça. Les monstres sont peureux et
je ris de les épouvanter. Ils ont de bien étranges manières. Tout est calme il suffit de nous attendre.
Imagine comme les corps vacillent à l’heure du loup et des lunes de métal.
J’avance, je serpentine dans ta tête et tu ne le sais pas. Puis j’abandonne les peaux trop fines qu’on aurait pu tatouer. Rien à faire tu ne veux pas de notre folie, ton refus est trop grand, alors je traverse
les murs, je garderai le pire pour le jeter enfin et ne me souvenir que du jour des oursins.
[inachevé]